On peut supposer que la parution, chez Gallimard le 21 septembre, du nouveau livre d'Ingrid Betancourt, « Même le silence a une fin », redorera le blason, un peu terni, de l'auteure auprès des Français. Elle y racontera sans aucun doute une histoire profondément cruelle et dramatique qui va nous émouvoir. Je ne sais pas, en revanche, quelle sera la réaction des Colombiens quand ce livre sera traduit et publié à Bogota par Santillana. Pour l'instant, eux aussi vivent une « affaire Betancourt ».
Ils détestent l'ancienne otage, profondément choqués qu'elle ait pu demander –avant d'y renoncer face au tollé- au ministère de la Défense qui organisa sa libération- une indemnité équivalente à 5,5 millions d'euros pour les souffrances qu'elle et sa famille ont vécues après son enlèvement et pendant sa détention par les Farc. Une détention qui a duré six ans, du 23 février 2002 au 2 juillet 2008.
Un sondage publié le 30 juillet en Colombie par l'institut Invamer-Gallup annonce qu'Ingrid Betancourt est le deuxième personnage le moins aimé des Colombiens, avec 80% d'opinions défavorables, juste un tout petit peu mieux que le président vénézuélien Hugo Chavez, manifestement « ennemi public numéro un » des Colombiens, avec 93% d'opinions défavorables.
En 2002, la perspective d'une cuisante défaite électorale
Pour avoir suivi dès ses origines l'histoire d'Ingrid Betancourt, le contraste entre l'adulation extravagante dont elle fut l'objet en France, et l'agacement qu'elle suscitait chez les Colombiens, m'a toujours frappé.
Alors que j'étais en Colombie, parti suivre pour L'Express la campagne présidentielle de mai 2002 –qui se conclura par la victoire d'Alvaro Uribe- je me souviens qu'Ingrid Betancourt, candidate à cette élection au nom d'un parti nommé Oxigeno Verde [1], pouvait s'attendre à une cuisante défaite : les sondages ne lui prédisaient que 0,6% des intentions de vote.
Peu populaire en Colombie, donc, elle était déjà célèbre en France, en raison du succès, assez inattendu, de son autobiographie, « La Rage au cœur », publiée en février 2001 aux éditions XO, avant d'être traduite en espagnol.
Dans ce livre, elle raconte une jeunesse française assez chic, celle de la fille d'une éminente famille politique colombienne, dont le père est en poste à l'Unesco à Paris. Ingrid Betancourt fait ses études à Sciences-Po où elle croise un jeune diplomate, Dominique de Villepin, qui y donne quelques cours, puis elle rentre dans son pays.
Dans son best-seller, un petit grain de mégalomanie
Elle est élue à l'Assemblée en 1994 et au Sénat (qu'elle qualifiera de « nid de rats ») en 1998. Elle raconte dans « La Rage au Cœur » un combat qu'elle décrit comme opiniâtre, solitaire et titanesque, contre la corruption dont est coupable, dit-elle, l'ensemble de la classe politique.
Cet ouvrage, où perce parfois un grain de mégalomanie –« Je découvre surtout l'espoir que ma seule présence soulève dans le peuple », écrit-elle par exemple à l'évocation d'un meeting avec Andres Pastrana, élu Président en 1998.
Le processus de paix, et non plus la corruption, est alors ce qui passionne les Colombiens, en cette période électorale. Lesquels sont assez agacés par le livre d'Ingrid et son succès français. « Ici, ce livre avait été assez mal perçu », nous avait dit un proche de Betancourt à l'époque. « On a reproché à Ingrid d'avoir lavé le linge sale de la Colombie à l'étranger. »
Ingrid, qui déjà avait distribué des préservatifs « pour se protéger de la corruption » lors de sa campagne au Sénat, va jusqu'à distribuer du Viagra lors de sa campagne présidentielle, « pour redresser le pays » et éventuellement ses sondages. Ceux-ci, malgré tout, restent au plus bas.
En janvier 2002, après trois années de vaines négociations, la guerre, le racket, les attentats, les enlèvements, le trafic de drogue continuent.
Le 20 février, les Farc qui venaient de signer un accord de cessez-le-feu, détournent un petit avion à bord duquel se trouve le sénateur Jorge Eduardo Geshen, président de la commission de paix du Sénat. Pastrana fait le deuil de son ambition d'être le président de la paix. Il lance ce même 20 février l'armée à l'assaut du Caguan pour reprendre la zone. Ingrid décide de s'y rendre en voiture. Un photographe français, Alain Keler, nous fera dans L'Express[2] le récit de cette courte et tragique aventure.
Betancourt s'est prise pour Jeanne d'Arc
En mai, Uribe est élu. Ingrid et son amie Clara Rojas[3] qui l'accompagnait et fut enlevée avec elle, rejoignent les quelques 1 500 otages des Farc dans un long calvaire, mais la France, pendant toutes ces années, ne pensera qu'à Ingrid Betancourt qui, par son premier mariage, a acquis la nationalité française.
Le succès de son livre aidant, elle devient une grande cause nationale, avec des comités de soutien sur tout le territoire, citoyenne d'honneur de Paris, et enfin l'objet d'un fiasco diplomatique de Villepin, en juillet 2003, qui fâche un peu le Brésil. Nicolas Sarkozy fait de sa libération l'une des priorités de sa présidence en 2007.
Les sentiments des Colombiens à son égard sont plus ambigus, pour ne pas dire sévères. Pour beaucoup d'entre eux, plus au fait des circonstances locales que les Français, Betancourt s'est prise pour Jeanne d'Arc, elle s'est jetée dans la gueule du loup non par imprudence ou ignorance, mais par mégalomanie, persuadée qu'avec elle, les Farc se comporteraient différemment.
Que la France parle tout le temps d'elle et ne mentionne qu'incidemment, comme un rappel obligé, les autres otages, agace aussi fortement les Colombiens. Je me souviens d'avoir rencontré, par hasard à Paris, le fils du sénateur Geshen, otage des Farc après le détournement de son avion. Quand il comprit que j'étais journaliste, j'eus droit à son juste courroux :
« Jamais les journalistes français ne parlent de mon père ou des autres otages. Il n'y a qu'Ingrid qui vous intéresse ! »
Hélas, il avait raison.
Photo : Ingrid Betancourt lors d'une conférence de presse chez l'ambassadeur français au Pérou, le 4 décembre 2008 (Mariana Bazo/Reuters)
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Links:
[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/Oxígeno_Verde
[2] http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique/le-drame-d-une-fonceuse_458105.html
[3] http://www.rue89.com/cabinet-de-lecture/2009/04/17/clara-rojas-sur-betancourt-je-ne-veux-pas-parler-de-trahison
[4] http://www.rue89.com/panamericana
[5] http://www.rue89.com/2008/07/04/betancourt-royal-et-sarkozy-entre-polemique-et-recuperation
[6] http://www.elmundo.es/america/2010/07/31/colombia/1280543704.html